“L’Or du Rhin” : la ronde perverse de nos désirs insensés à l’Opéra Bastille
L’Or du Rhin © Herwig Prammer - OnP
Dans une scénographie envahie par un mur de Big Data, le séduisant prologue de la tétralogie de Richard Wagner déploie une esthétique propre à notre époque où explosent des pulsions humaines intemporelles. L’anneau d’or devient le symbole du capitalisme dévorant les hommes, selon le metteur en scène Calixto Bieito, qui s’entoure d’une distribution éclatante, dirigée dans la fosse par le chef Pablo Heras-Casado. Une aventure cinématographique qui prend la forme d’un spectacle à la puissance magistrale.
Les trois mondes de notre préhistoire
© Herwig Prammer – OnP
Comment figurer les trois espaces de cette tragédie monumentale sur laquelle Richard Wagner a travaillé durant trente ans ? Traversée d’influences issues de la mythologie nordique et du théâtre antique, cette œuvre monde, représentée en 1869, raconte le vol d’un anneau d’or, associé à une masse d’or nichée dans les profondeurs du Rhin. Autour de ce trésor naturel, mythique, trois mondes vont s’affronter pour conquérir ce Graal. Les géants de la Terre, matérialistes et cupides, nommés Fafner et Fasolt ; les nains et les gnomes du sous-sol, du monde d’en bas, les Nibelungen, Alberich et Mime ; et les habitants des hauteurs divines, dieux et déesses, Wotan et sa femme Frika, sa soeur Freia, Donner, Froh et Loge qui jouissent d’une relative quiétude par leur vanité. La lecture qu’en donne le metteur en scène Calixto Bieito est clairement celle d’un capitalisme qui dévore tous les êtres vivants, hommes, gnomes et dieux. On sait que Richard Wagner a été marqué par les thèses du socialisme révolutionnaire du 19° siècle, notamment Proudhon et Bakounine, qui font partie de ses références, et la figure du nain Alberich, dans sa jalousie et son avidité pour conquérir l’anneau qui le rendra riche, colle à cette vision de d’avidité capitaliste. D’ailleurs, l’anneau d’or devient très vite un accessoire encombrant et dangereux, qui entrave douloureusement le cou et le corps des protagonistes.
De la préhistoire au Big Data
© Herwig Prammer – OnP
Au moment où le spectacle débute, un voile de soie irisé enveloppe le plateau et des reflets violets et verts viennent danser comme les vagues aquatiques, découvrant les silhouettes juvéniles de trois menues Ondines en combinaison de plongée ! Cette esthétique de bande dessinée annonce le tempo vivace, furieux et décalé de la mise en scène qui ne laissera pas une once d’ennui s’installer chez le spectateur. Quand surgit Alberich, avec une crête composée d’une centaine de câbles sous-marins, on craint le pire : concupiscent et pervers, grotesque et envieux, il devra refuser de céder au désir amoureux de ces somptueuses créatures mythiques pour accéder enfin à la richesse et accéder à l’anneau d’or. Refuser l’amour, c’est pouvoir devenir riche ? Les nymphes enchanteresses repartent en boudant et en câlinant leur bouteille à oxygène comme elles berceraient leur bébé, et Alberich enragé et déterminé, peut grimper à la conquête du coffre-fort qui s’ouvre ainsi derrière le voile aquatique : le damné de la terre, empêtré dans ses câbles, deviendra ainsi l’heureux élu et avec son frère Mime, parviendra à forger, dans les entrailles de la terre, l’anneau magique qui fera de lui un homme puissant.
En pleine lumière
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Et c’est en pleine lumière, sous des éclairages signés Michael Bauer à la blancheur spectrale, que se poursuit l’histoire qui nous transporte maintenant dans l’antre des Dieux, puisque Wotan et son épouse Fricka se prélassent, dans des positions acrobatiques et concupiscentes, sur un canapé en cuir noir géant. Choc des classes sociales, choc des cultures, un mur totalement numérique, en acier, figure leur forteresse divine. Mais leur volupté sera de courte durée puisque les géants de la terre, redoutables Fafner et Fasolt, banquiers de l’enfer, leur réclame leur dû en la personne de Freia, déesse de la prospérité, qui cultive les pommes entassées dans un sceau métallique. Sacrifice d’une soeur livrée aux géants de la Terre, jalousie des terriens vis à vis des Dieux, colère des Titans, désir de puissance et rivalité masculine, l’histoire déroule son lot d’émotions et de de tempêtes avec l’énergie du cinéma et le mélange assumé des genres : on menace avec un gourdin et on assomme en pleine lumière, comme dans les films de Tarantino, on savoure sa vengeance dans un laboratoire de manipulations génétiques gagnée par l’intelligence artificielle de robots démoniaques. La préhistoire se patine de haute technologie de l’information pour nous raconter l’essence des hommes et leur cupidité tragique, leur violence égoïste et totalitaire.
Distribution de haut vol
La puissance des personnages et la violence des actions, chez Wagner, exige des interprètes qu’ils soient à la hauteur de l’aventure scénique. Du début à la fin du spectacle, il faut avouer qu’ils le sont tous. Les filles du Rhin trouvent en Margarita Polonskaya, en Isabelle Signoret et en Katharina Magiera des timbres dorés et délicats à souhait. Elles sont adorables, coquines et redoutables de séduction languide. Remplaçant Ludovic Tézier souffrant, le baryton-basse Iain Paterson connait le répertoire wagnérien sur le bout de ses cordes vocales et propose une interprétation solide du dieu Wotan, d’abord fatigué de vivre, mais qui déploie au fur et à mesure du spectacle une belle énergie, avec le timbre profond de celui qui se bat pour dominer ses passions et se résoudre à la raison. Dans le rôle de son épouse Fricka, Ève-Maud Hubeaux campe ici un personnage à la mesure de sa démesure dramatique et de la suavité gouleyante de son timbre chaud. En robe panthère, chevelure d’ébène et long corps de gymnaste, elle enflamme véritablement le plateau et perturbe, de son magnétisme, la toute puissance des héros virils.
© Herwig Prammer – OnP
Le Loge du ténor Simon O’Neill est épatant de finesse et de machiavélisme, capable de varier ses effets musicaux avec une parfaite maîtrise de la diction et du texte allemand. Kwangchul Youn se révèle une nouvelle fois magnifique dans le terrible personnage de Fasolt, voix de basse puissante et tellurique, et la basse finlandaise Mika Kares révèle son autorité naturelle démoniaque dans le rôle de Fafner, chapeau de cow-boy et veste en daim frangé, sobriété et technique redoutables. De même, Matthew Cairns séduit totalement dans le personnage de Froh, comme Florent Mbia dans celui de son acolyte Donner et Gerhard Siegel dans celui, misérable et torturé, de Mime. Pour conclure, saluons la présence magique de Marie-Nicole Lemieux dans la très belle apparition d’Erda, figure féminine apaisante, ainsi que l’exceptionnel engagement de Brian Mulligan dans le rôle d’Alberich : puissance et finesse musicale, composition dramatique, complexité déchirante, le ténor est tout simplement magistral dans cette production dirigée de main de maître, dans la fosse, par Pablo Heras-Casado. Précis, respectueux du tempo et mettant en valeur tous les instruments de l’excellent Orchestre de l’Opéra de Paris, le chef d’orchestre, nommé en 2024 chef d’orchestre de l’année par le magazine Opernwelt, déploie une puissante maîtrise dans son geste qui ne cède ni à l’emportement, ni à la démesure fanatique. Une production décidément en tous points remarquable.
Hélène Kuttner
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